Rendez-moi ma machine à coudre

Amandine Hendrick a tout juste dix ans quand sa maman est lâchement assassinée par un rôdeur le 10 octobre 1890. Son père est cordonnier. Il est installé à l’entrée de la rue de Dave, mais il tient aussi café dans la pièce à l’avant de la maison. C’est un client de passage qui a sauvagement tué Mme Hendrick à coups de marteau pour lui voler trois fois rien, alors que son mari était absent. Hubert Hendrick est bien connu et estimé à Jambes. Il prête son local à la société « Les vélos de la Meuse », sous la présidence d’honneur du notaire de Francquen, qui organise de célèbres courses Jambes-Huy. Amandine est la plus jeune fille d’une fratrie de sept enfants, quatre filles et trois garçons.
La maman disparue, pas facile pour Hubert Hendrick d’élever ses enfants. Amandine n’était peut-être pas la plus sage. En âge de choisir un métier, elle ira suivre à Namur, rue de Fer, les cours d’une école professionnelle de coupe et de couture, une école privée créée par « M. et Mme Rogiers, de Bruxelles, brevetés du Roi, détenteurs du diplôme d’honneur de l’Académie de coupe de Paris » et dirigée par Mlle Joséphine Blanke. Cette école est réputée. Un diplôme n’est délivré aux élèves qu’après un examen sérieux de capacité réelle par une commission de Bruxelles, c’est tout dire. Un chroniqueur de l’époque commente : « Comme la coupe est la première base pour devenir une bonne tailleuse, nous ne saurions trop engager les parents, soucieux de la position de leurs enfants, d’envoyer leurs demoiselles à cette école de coupe et de couture si recommandable sous tous les rapports. »
A l’issue du concours de 1896, Amandine réussit l’examen avec le deuxième prix, médaille d’argent et diplôme d’honneur. Voilà Amandine prête à se lancer à seize ans dans la vie professionnelle avec toutes les compétences voulues.
Il lui faut une machine à coudre de qualité pour honorer dignement les commandes que vont commencer à lui passer les maisons de confection namuroises. Une machine coûte cher. C’est un meuble imposant avec pédalier en fonte de fer et couvercle de protection en bois. Le prix d’une machine pour atelier de couture équivaut à l’époque à quelque cinq mois de salaire d’une bonne ou d’une femme de chambre. C’est sans doute son père qui assume la dépense. Une maison réputée, installée place d’Armes à Namur, représente plusieurs marques belges et étrangères de qualité.
La machine est installée dans la maison de la rue de Dave et Amandine se met au travail. Mais pour une raison qu’on ignore, l’entente avec papa Hubert n’est pas optimale. En 1900, Amandine rencontre Alexandre Hautier, d’un an plus âgé qu’elle, installé comme serrurier à Jambes. Au printemps, Amandine quitte le domicile paternel pour les beaux yeux d’Alexandre. Le 26 mai, Hubert fait publier sans délai dans la presse locale un avis par lequel il déclare « ne plus reconnaître les dettes que pourrait ou aurait pu contracter sa fille Amandine Hendrick qui a quitté le toit paternel ». Mais sans machine, pas de gagne-pain. Or Hubert refuse de céder la machine à Amandine.
Le 27 août, avec Alexandre, un ami tailleur, Fernand, et son amie Elise, servante à Jambes, ils fracturent une fenêtre, escaladent la maison et emportent la précieuse et imposante machine. Hubert porte illico plainte pour effraction, vol et recel.
Le Tribunal correctionnel de Namur statue sur l’affaire le 9 novembre, après avoir vu les pièces à conviction qui ont été rassemblées et entendu divers témoins. Au terme des plaidoiries des avocats Joseph Saintraint – qui deviendra plus tard bourgmestre de Namur – et Charles Godenne, le Tribunal, présidé par M. Alfred de Henin, doit constater qu’il résulte de l’instruction que les préventions ne sont pas suffisamment établies. Il acquitte les quatre prévenus. Amandine garde sa machine à coudre. Elle épouse Alexandre en mai de l’année suivante et donne naissance en juin à un petit Henri. On peut imaginer que tout cela aura finalement réjoui bon-papa Hubert.

Sources : Ami de l’Ordre, 27 mai, 25 octobre et 11 novembre 1900.
Archives de l’Etat à Namur, TPI Namur. Versement 2011. Correctionnel 1, boîte 18, n° 26.